Une scène lunaire : Elon Musk, debout, son jeune fils perché sur ses épaules, répond aux questions des journalistes lors d’une conférence de presse dans le bureau de la maison ovale. Le président américain, Donald Trump, assis sur son bureau, relégué à un rôle subalterne, semble impassible. L’image est anodine mais c’est précisément là que réside la perversité du procédé. Derrière cette mise en scène d’une fausse proximité, c’est un basculement historique qui se joue : les États-Unis glissent vers un ordre où le politique disparaît, où tout est médiatisé par l’affect et la transaction, où l’espace public se fond dans la domesticité d’un milliardaire qui se pose désormais en maître de cérémonie d’une démocratie vidée de son sens.
Musk ne se contente pas d’user de son influence sur l’État : il l’absorbe, le redessine à son image. Le néolibéralisme, dans sa forme classique, a toujours fonctionné sur une séparation relative entre le pouvoir politique et le pouvoir économique. Certes, l'État s'est transformé en prestataire de services pour les marchés financiers et les multinationales, garantissant avant tout un cadre favorable à la « concurrence libre et non faussée ». Mais il conservait une certaine autonomie formelle, jouant le rôle d’arbitre et de facilitateur, quitte à sacrifier les protections sociales et les services publics sur l'autel de la compétitivité.
Le projet libertarien qui se déploie aujourd’hui va bien au-delà. Il ne s'agit plus seulement de mettre l'État au service du marché, mais de fusionner totalement pouvoir économique et pouvoir politique. Ce que le néolibéralisme faisait encore sous couvert d’une « neutralité » idéologique, le libertarianisme assumé le réalise en abolissant toute distinction entre gouverner et posséder. Il ne s'agit plus d’un État soumis aux marchés, mais d’un État absorbé par les intérêts privés, une annexion pure et simple du politique par le capital. Le capital ne se contente plus de soumettre l’État : il devient l’État. Non plus un acteur économique influent, mais une autorité souveraine qui ne répond plus qu’à elle-même.
Ce n’est plus une simple privatisation de secteurs publics sous couvert d’optimisation économique. C’est une dissolution pure et simple du politique dans l’économie privée. Musk ne répond plus à des institutions publiques, mais à ses followers, dans un simulacre de transparence où l’opinion des masses connectées remplace les mécanismes de contrôle démocratique.
Et comme dans La société du spectacle de Guy Debord, cette prise de pouvoir ne se fait pas par la force, mais par la mise en scène, par le contrôle des imaginaires. D’un côté, il vire des centaines de milliers de travailleurs du secteur public, démantelant les institutions collectives au profit d’une privatisation généralisée. De l’autre, il exhibe son fils sur scène, jouant la carte du père de famille bienveillant, comme pour rassurer le public sur ses véritables intentions. Cette mise en scène perverse et sordide n’a qu’un but : détourner l’attention, faire croire qu’il y a encore une humanité derrière le pouvoir techno-féodal qui se met en place.
Même Donald Trump, qui devait incarner la revanche du politique sur les élites économiques, se retrouve aujourd’hui réduit au rang de vassal. Il semble impuissant, dépassé par la montée en puissance d’un pouvoir parallèle qui ne s’embarrasse plus des cadres institutionnels traditionnels.Le projet libertarien impose aux figures politiques de se soumettre.
Ce que nous voyons se dessiner, c’est le “fascisme” à venir : une fusion de l'Etat et du Capital, un pouvoir concentré entre les mains d’une oligarchie sans contre-pouvoir, où la prédation et le monopole dictent la hiérarchie sociale. Une société où les citoyens sont surveillés en permanence par des algorithmes et ne sont plus que des figurants errant dans un espace privatisé, où le politique se réduit à une cérémonie de communication et où la démocratie elle-même devient un spectacle vidé de substance.
L’illusion de la souveraineté démocratique s’efface devant une réalité brutale : les nouveaux seigneurs de la Silicon Valley n’ont plus besoin de l'État tel qu’il existait hier. Ils sont en train de le remplacer. Voilà le monde qui vient.
Nicolas Maxime