Non pour haïr ensemble mais pour aimer ensemble je suis née.

Du sacrifice à l’anti-sacrifice

9 février 2025

Notre salut naguère exigeait des victimes sacrifiées. Toutes les études ethnologiques concordent, nulle société humaine ne s’est développée sans recours au sacrifice.

Il exige désormais des victimes sauvées.

Des victimes sacrifiées, il y en eut de toutes sorte, encore et toujours, tout au long des siècles, et par exemple, dans le désordre : apostats sur le bûcher, sorcières, Noirs lynchés,  Juifs, le roi et les aristocrates au moment de la Révolution, « contre-révolutionnaires » sous diverses latitudes à diverses époques, les boches pour nous Français à de nombreuses reprises et inversement, les peuples colonisés, les Musulmans, Jésus bien sûr, le peuple juif dans cet holocauste géant que fut la Shoah, les premiers-nés jadis consacrés à l’Éternel, les jumeaux encore de nos jours dit-on dans certaines populations, ou encore, dans le mythe, Œdipe condamné pour sauver Thèbes de la peste, la liste est sans fin. Les bourreaux toujours, immanquablement, les bourreaux c’est-à-dire nous la foule, nous les foules, les bourreaux, immanquablement, sont convaincus que les victimes sacrifiées sont coupables, qu’elles méritent leur sort, que leur élimination est indispensable au salut commun. C’est injuste, c’est mensonger, c’est irrationnel - nous le savons désormais, ou croyons le savoir, plus ou moins… - mais c’est ainsi que l’homme s’est progressivement humanisé

Nous avons renoncé au sacrifice. N’avons-nous pas aboli la peine de mort, considérant que même le pire des criminels dûment jugé, dûment reconnu coupable, ne méritait pas d’être sacrifié ?

Faute de victimes à sacrifier, il nous faut maintenant des victimes à sauver.

Au lieu de montrer du doigt des coupables à punir, nous montrons du doigt des innocents injustement opprimés à défendre. Mouvement emblématique de ce retournement : « Black lives matter ».

C’est un indéniable progrès.

Mais rien n’est simple. Comme nous nous voulons victimes, ou innocentés par notre proximité avec des victimes, il nous faut des victimes bien absolument victimes et, en face, des coupables bien absolument coupables. Et nous sommes ainsi dramatiquement ramenés à la situation antérieure.

N’est-ce pas ce qui se passe en Ukraine ?

Nous voulons sauver l’Ukraine. Fort bien mais…

Mais il nous fallait pour cela une Ukraine bien absolument victime et un bourreau bien absolument coupable.

Et nous avons tout fait, au cours des années écoulées, pour que cela arrive. Pour que l’Ukraine soit victime et pour que la Russie soit bourreau. Et depuis le 24 février 2022, matin, midi et soir, nous faisons tout pour que cela se poursuive. Et l’escalade en effet se poursuit : à coups d’envois d’armes, de promesses de milliards, de trains de sanctions, engagés dans une surenchère indéfinie, le cœur léger, nous l’alimentons comme à plaisir.

Comme l’écureuil dans sa roue - la roue le fait tourner et il la fait tourner - nous sommes à la fois les acteurs et les jouets de ce mécanisme infernal.

Notre bonne conscience en bandoulière, nous n’avons qu’un but, sauver l’Ukraine, sauver l’agneau ukrainien des crocs du loup russe afin que la raison du plus fort, pour une fois, ne soit pas la meilleure.

Nous sommes passés du sacrifice à l’anti-sacrifice, mais ce n’est qu’en surface, au fond rien n’a vraiment changé. Toujours nous faisons cercle autour d’un autel ruisselant de sang, accordant au sang versé toutes sortes de vertus magiques (la défense de la liberté, la promotion de « nos valeurs », le renforcement de l’UE et de l’Otan, etc.). L’inversion n’en est pas vraiment une. Le progrès n’en est pas vraiment un.

Dans son discours devant le Sénat, le 1er mars 2022, le sénateur Claude Malhuret dit ceci : « Le peuple ukrainien [est] prêt au sacrifice pour défendre sa liberté et la nôtre, sa démocratie et les valeurs européennes qu’il partage ». Nombreux sont ceux qui s’expriment ainsi, qui invitent l’Ukraine et les Ukrainiens au sacrifice, en toutes lettres, sans mesurer la portée de ce qu’ils disent.

Et quand nous aurons sauvé l’agneau, nous sacrifierons le loup, faisant d’une pierre deux coups.

Après nous être repus du sang de l’innocent, nous nous repaîtrons du sang du coupable.

Car notre raison, celle du plus fort, est toujours la meilleure. N’est-il pas vrai ?

Et que l’anti-sacrifice ressemble tragiquement au sacrifice.

Denis Monod-Broca

Facebook
X
LinkedIn
Email
WhatsApp

Laisser un commentaire