Les nations sont des êtres vivants. Cette vision des choses n’est plus en vogue. C’est dommage. Elle exprime une réalité. Les formules telles que « la France pense que… », « les USA ont décidé de… », « la perfide Albion », « la Chine a vécu un siècle de honte », « l’Italie est fière d’être championne du monde de… », etc., sont couramment utilisées et elles ont un sens, un sens propre, non métaphorique, dénué de toute ambiguïté. Même si, vicissitudes historiques et géographiques obligent, frontières et peuples ne correspondent pas toujours, les nations peuvent bel et bien être décrites comme des êtres sociaux et politiques vivants, c’est-à-dire pensants, parlants et agissants.
Si elles sont des êtres vivants, il est légitime de comparer leurs comportements aux comportements de ces autres êtres vivants que sont les hommes.
Les hommes se sont regroupés en tribus qui, avant d'être capables de se donner des institutions dûment réfléchies, tenaient leur cohésion d’un ensemble d’interdits, mythes et rituels sacrificiels né au gré de la sélection naturelle et évoluant avec elle. Le roi sacré, ancêtre du monarque de droit divin, est ainsi apparu. Il donnait leur stabilité aux tribus dont il était le centre. Il était un être à part. Bienfaisant, protecteur, tout-puissant, il était tout à la fois, paradoxalement, victime promise au sacrifice car accusée des pires méfaits, et il finissait le plus souvent, au sens propre du terme, à la casserole.
Semblablement, les tribus, devenues nations, se regroupent en tribus de nations, c’est-à-dire en métatribus.
Les empires sont ainsi des métatribus dont la nation dominante est, comme le roi sacré, à la fois toute-puissante et promise au sacrifice, à la fois protectrice et cible de toutes les critiques.
Et, désormais, l’humanité entière est une telle métatribu unique, s’étant donné un roi sacré unique, ou hégémon sacré unique, les Etats-Unis d’Amérique qui assument, depuis 80 ans, bien obligés, cette charge terrible qui leur a été conférée.
Privilège inouï : l’hégémon peut librement s’installer dans quelque nation souveraine que ce soit, y créer des bases militaires, y contrôler et y corrompre le gouvernement à sa guise, y organiser des coups d’état, « révolutions de couleur » et autres opérations de regime change, la bombarder ou l’envahir si elle résiste, etc. La nation qui conteste ce privilège est coupable du pire des crimes, celui de lèse-hégémon. C’est le cas de la Russie actuellement en Ukraine.

Mais, corollaire de ce privilège sans pareil, les USA sont, aussi, en même temps, comme tout roi sacré, accusé des pires turpitudes, et sa situation de victime promise au sacrifice apparaît en filigrane dans d’innombrables déclarations.
La crise que nous vivons peut donc être comprise comme l’émergence d’une alternative : soit la métatribu des nations sacrifie « tout simplement », tout rituellement, son hégémon sacré actuel et le remplace par un nouvel hégémon sacré, soit elle est capable, bannissant le sacrifice et la violence, accédant à la conscience d’elle-même, de se donner des institutions lui permettant de se gouverner, à la manière d'une nation dotée d'institutions (La Société des Nations puis les Nations-Unies sont bien une préfiguration de ce choix-là).
Enjeu considérable !
La tentation est grande de nous donner un nouvel hégémon sacré. Un candidat est en lisse, la Chine bien sûr, la Russie aussi peut-être qui sait ?… Serons-nous capables de suivre une autre voie, une voie rationnelle, consciente, tournée vers la concorde et la paix ? Voie étroite, difficile à envisager. Mais quels soubresauts, sinon, sont devant nous !
Ces quelques lignes sont un résumé trop succinct d’une très longue et très complexe évolution. Elles s’efforcent de donner à appréhender la réalité de la position proprement extraordinaire des USA sur la scène du monde et du rôle que, nous, les autres nations, y jouons.
La France devrait s’efforcer de montrer le bon chemin, celui de la conscience et de la concorde.
Denis Monod-Broca