Nicolas Maxime, que je suis heureux d'accueillir aujourd'hui parmi les contributeurs d'Antigone, nous livre ici son analyse très claire et très informée des courants libertariens qui ont pris le contrôle des États-Unis en janvier dernier.
Cette analyse répond à une double urgence.
Dans un contexte où l'élection de Trump a été interprétée par certains comme un "coup de pied" des classes populaires dans les reins de "l’État profond" et où les réactions de l'officialité médiatique sont marquées par une extrême modération, il s'agit d'abord de lancer une alerte. Abstraction faite de la polémique provoquée par le "salut nazi" d'Elon Musk, on ne peut qu'être frappé par les euphémisations pudiques dont beaucoup de commentateurs croient bon d'envelopper les pires provocations de Donald Trump. Qu'il s'agisse d'"annexer le Groenland", de "récupérer" le canal de Panama ou de "nettoyer Gaza", nous sommes priés d'interpréter ces "foucades" comme des méthodes traduisant une mentalité de "négociateur" ou la permanence de la "culture cowboy". Dans ces conditions, le parallèle entre les événements en cours et ceux des années 30 se voit disqualifié au motif qu'il y aurait une opposition frontale entre le fascisme historique et la pensée libertarienne.
Pour ce qui intéresse plus spécialement les lecteurs d'Antigone, il s'agit ensuite de prendre position sur la manière dont la pensée de René Girard est enrôlée dans la croisade du "MAGA". Ces derniers mois, on a entendu Peter Theel s'autoriser de René Girard pour "préférer Constantin à Mère Thérésa" (cf. Wolfgang Palaver, COV&R), ou le vice-président Vance rappeler l'importance de René Girard dans sa conversion au catholicisme (cf. Bernard Perret, Esprit). Par une manœuvre de haute voltige intellectuelle, ces personnalités qui évoluent au sommet de l'appareil d’État américain n'hésitent donc pas à convoquer René Girard pour réhabiliter les vertus du bouc-émissaire dans la restauration de la concorde civique :
“Trump is building coalitions with scapegoats,” said Jason Stanley, a Yale philosophy professor and the author of “How Fascism Works: The Politics of Us and Them,” who referred me to the work of René Girard, a French-born intellectual who has been influential for the likes of Vice President JD Vance and the investor Peter Thiel.
Girard’s theory, Stanley said, is that scapegoating “is a way of bonding people together against a common enemy and thereby creating unity between people who otherwise would be in conflict.” (Jess Bidgood, New York Times, 3 février 2025)
Cependant, il n'est pas question pour Antigone de se situer sur le registre d'une "morale" ou d'une "orthodoxie" à "défendre". La vitalité de l'hypothèse girardienne se reconnaît précisément à sa capacité de cheminer au milieu des contradictions contemporaines et de se mettre en abyme des phénomène qu'elle avait contribué à mettre au jour. Antigone souhaite donc, comme ici sous la plume de Nicolas Maxime, se confronter sans esprit de recul à la réalité sociale et s'immerger dans le bouillonnement où commence à germer le monde de demain.
Benoît Girard
Le libertarianisme est souvent perçu comme l'idéologie de la liberté, opposée à toute forme de contrainte étatique. Pourtant, l'émergence d'un libertarianisme autoritaire semble paradoxale : comment une doctrine revendiquant l'individualisme radical peut-elle se mêler à un autoritarisme politique ? Loin d'être une contradiction apparente, cette association révèle en réalité la véritable nature du projet libertarien, qui porte en lui “la loi du plus fort”, rendant son articulation avec l'autorité non seulement cohérente mais inévitable.
Histoire et définition du libertarianisme
Le libertarianisme est apparu aux Etats-Unis, au milieu du XXème siècle. Inspiré à la fois par des écrivaines comme Ayn Rand, des penseurs comme Murray Rothbard ou Robert Nozick ou des économistes de l’école autrichienne, Friedrich Hayek et Ludwig Von Mises, le libertarianisme peut être considéré comme une version radicale du libéralisme classique, à contrario du néolibéralisme, qui se veut à la fois comme une continuation et une rupture par rapport au courant originel. S’il existe de nombreuses convergences entre néolibéralisme et libertarianisme, notamment sur la réduction de la taille de l'État et la déréglementation, les approches diffèrent. Le néolibéralisme ne considère plus l'État comme un acteur économique direct, mais comme un arbitre chargé de garantir la libre concurrence, de favoriser le laisser-faire et d'assurer la stabilité monétaire. À l'inverse, les libertariens prônent le minimum d’intervention de l’État, voire sa disparition, estimant que les marchés s'autorégulent naturellement pour optimiser l'allocation des ressources.

La propriété privée est sacralisée dans le libertarianisme, car elle seule permet le respect des libertés individuelles. Par ailleurs, le libertarianisme s’appuie sur le principe de non-agression (ou axiome de non-agression), qui interdit toute coercition, contrainte ou violence initiée contre un individu ou sa propriété. Ce principe fonde l’éthique libertarienne en posant que toutes les relations humaines doivent être basées sur le consentement mutuel et l’échange volontaire, excluant ainsi toute intervention coercitive de l’État ou d’institutions collectives. C’est ainsi que l’impôt, la réglementation ou toute autre forme de contrainte collective sont perçus comme des violations de la liberté individuelle et du droit de propriété.
L’émergence du libertarianisme autoritaire comme réaction au néolibéralisme progressiste
Aujourd'hui, le libertarianisme connaît un regain de popularité, soutenu par les multimilliardaires du secteur de la Tech telles qu'Elon Musk, Jeff Bezos, Peter Thiel ou Mark Zuckerberg mais également par l’arrivée au pouvoir de dirigeants, comme Javier Milei en Argentine ou Nayib Bukele au Salvador. On peut y voir une forme de libertarianisme autoritaire qui combine une dérégulation économique radicale avec des politiques sécuritaires.
Le libertarianisme autoritaire apparaît aussi comme une réponse au néolibéralisme progressiste et inclusif incarné par des figures politiques comme Barack Obama et Justin Trudeau. Ces dernières décennies, l’idéologie dominante combinait mondialisation, financiarisation et inclusion sociétale (féminisme, multiculturalisme, droits LGBTQ+), ce qui a généré un ressentiment profond chez ceux qui n’ont pas bénéficié des gains économiques de ce modèle. Le libertarianisme autoritaire s'inscrit alors comme une révolte contre cette gauche du capital 1, non pas pour remettre en question le néolibéralisme lui-même, mais pour le débarrasser de son vernis social. Il remplace la rhétorique progressiste par un discours réactionnaire, sans remettre en cause les dynamiques de marché. Sous couvert de lutter à la fois contre un État impotent et inefficace, le crime organisé et l’immigration de masse, ce courant promeut une répression accrue visant les classes populaires, les minorités et les étrangers, tout en démantelant les protections sociales et services publics.
Libertarianisme autoritaire : un nouvel avatar du fascisme ?
Les libertariens érigent le consentement mutuel en principe fondamental, considérant qu’un contrat signé librement entre deux parties est nécessairement légitime. Pourtant, cette vision occulte les rapports de force inhérents au capitalisme et les contraintes économiques qui pèsent sur les individus. En réalité, que vaut ce consentement lorsqu’une personne, dépourvue de ressources, n’a d’autre choix que d’accepter un emploi précaire, par nécessité vitale, sous peine de sombrer dans la misère ? Cette liberté contractuelle, défendue comme un idéal par les libertariens, masque une contrainte systémique où le libre arbitre est largement fictif pour la majorité des travailleurs.
Un des dénominateurs communs est un darwinisme social poussé à l’extrême. Comme le fascisme, le libertarianisme autoritaire justifie les inégalités comme une loi naturelle. La survie des plus forts et l’élimination des plus faibles en deviennent les principes directeurs. N’est-ce pas Murray Rothbard qui demandait que les policiers punissent les délinquants et éliminent les clochards ?
La volonté destructrice du bien commun chez certains libertariens se manifeste alors dans leur rejet de toute forme de régulation étatique et de solidarité collective, qu'ils considèrent comme des entraves à la liberté individuelle et à l'autonomie personnelle. En prônant un marché totalement libre, sans aucune intervention de l'État, les libertariens cherchent à abolir les mécanismes de redistribution et de protection sociale, comme la Sécurité sociale ou les services publics, considérés comme des formes de coercition. Cela aboutit à une forme de nihilisme total, où la solidarité est souvent perçue comme une utopie, voire une faiblesse, où l’idée même de bien commun disparaît au profit d’une vision atomisée de la société basée sur l’intérêt personnel.
Dans la vision libertarienne, l’État doit se limiter au strict minimum, garantissant uniquement la protection des contrats et de la propriété privée. Mais cette absence de régulation favorise inévitablement l’émergence d’oligarchies économiques où les plus puissants imposent leurs conditions aux plus faibles. Face aux inégalités croissantes et à l’instabilité sociale qu’engendre un tel système, l’autorité ne disparaît pas : elle se déplace du domaine public au privé, conférant un pouvoir quasi absolu au Capital.
Or, cette évolution mène paradoxalement à une forme d’autoritarisme. Pour maintenir l’ordre dans une société où la précarité devient la norme et où les travailleurs n’ont plus de véritables droits, l’État devient ainsi, paradoxalement, un outil de coercition pour garantir la stabilité du système, par des mesures répressives (criminalisation des mouvements sociaux, surveillance accrue, répression des grèves, etc.).
Pierre Bourdieu 2 a analysé ce phénomène en montrant le rôle ambivalent de l'État, divisé entre sa "main gauche" sociale et sa "main droite" régalienne. Lorsque l'État social, c'est-à-dire les services publics et la Sécurité sociale, se renforce, c'est souvent la "main droite" de l'État, celle du contrôle, de la répression et de l'appareil sécuritaire, qui prend de l’ampleur, c'est-à-dire l’État policier se renforce. Autrement dit, moins l’État intervient pour protéger les plus vulnérables, plus il doit se doter de moyens coercitifs pour contenir les tensions sociales qui en découlent. Ce que les libertariens vendent comme un "retrait" de l’État se traduit en réalité par une mutation : l’affaiblissement de sa fonction sociale conduit à l’expansion de sa fonction répressive.
Dans l’histoire, les périodes où le capitalisme s’est retrouvé en crise profonde ont souvent vu émerger des formes d’autoritarisme pour préserver l’ordre existant. Le fascisme historique en est un exemple : face aux conflits de classes exacerbés, les régimes fascistes ont utilisé l’État non pas pour redistribuer les richesses ou protéger les plus vulnérables, mais pour écraser toute contestation et garantir la pérennité du système économique. Ils ont offert une réponse brutale aux contradictions internes du capitalisme en réprimant syndicalistes, socialistes et communistes, tout en s’alliant aux grandes entreprises.
De même, le libertarianisme autoritaire, en détruisant les mécanismes de solidarité collective et en sanctifiant les inégalités, engendre un monde où seule la force – qu’elle soit économique ou policière – décide du sort des individus. Ce n’est donc pas un hasard si, dans certains courants libertariens, on retrouve une fascination pour des figures autoritaires ou des idéologies identitaires. Javier Milei, président argentin aux idées ultralibérales, avec sa tronçonneuse, devenue un symbole de sa campagne, illustre une posture nihiliste : tout doit être abattu, sauf le pouvoir du marché. Nayib Bukele, au Salvador, combine quant à lui libertarianisme et autoritarisme en marquant une rupture avec l’État de droit : des milliers de personnes sont emprisonnées sans procès dans une stratégie sécuritaire assumée, transformant le pays en un laboratoire de la post-démocratie où la loi devient une simple variable d’ajustement.
Sous couvert de liberté absolue, c’est souvent un pouvoir sans limite des plus forts sur les plus faibles qui s’impose, et lorsque cette domination économique ne suffit plus à contenir la colère sociale, elle se mue en oppression politique directe.
Ou un féodalisme technologique ?
Le libertarianisme autoritaire peut également préfigurer un retour à une forme de féodalisme adapté aux nouvelles technologies. La suppression de l’État ne signifie pas la fin de l’autorité, mais son transfert aux grandes entreprises et aux ultra-riches. Slobodan Quinn 3 a démontré comment se constitue un nouvel ordre économique autour de monopoles privés, de paradis fiscaux, de cités-États et de zones franches où le droit ne s'applique plus qu’à la discrétion des propriétaires.
Cédric Durand 4, économiste et penseur critique, a développé le concept de techno-féodalisme pour décrire un système économique émergent où de grandes entreprises technologiques, telles que celles dominées par les géants du numérique, exercent un contrôle quasi féodal sur les individus et les sociétés. Selon Durand, ces entreprises accumulent une puissance disproportionnée, créant une nouvelle forme de dépendance, similaire à celle des serfs sous le féodalisme. Ce modèle se caractérise par une concentration de la richesse et des ressources entre les mains de quelques acteurs privés, tandis que les masses sont maintenues dans une position subordonnée, à la fois économiquement et socialement, à travers des pratiques de surveillance, d’exploitation des données et de dérégulation, c’est à dire le contrôle algorithmique.
Récemment, le président américain élu, Donald Trump, a nommé le milliardaire transhumaniste Elon Musk à la tête du DOGE (Département de l’Efficacité Gouvernementale), afin d’alléger l’administration fédérale et de mettre fin à la bureaucratie en réduisant les dépenses et en diminuant le nombre de postes de fonctionnaires. Le DOGE a eu accès aux données et aux renseignements des fonctionnaires, donnant ainsi à une entreprise privée des capacités de contrôle inégalées. Cet exemple démontre que ce n'est plus un État fort qui surveille la population, mais des entreprises privées qui s’arrogent ce pouvoir, façonnant un féodalisme technologique où les libertés individuelles sont soumises aux caprices des nouveaux seigneurs.
Un pléonasme plutôt qu’un oxymore
Le libertarianisme autoritaire n’est pas une contradiction, mais l’aboutissement logique d’une idéologie qui prétend abolir l’État tout en renforçant les dominations privées. En refusant toute régulation collective, il pave la voie à l’arbitraire des puissants, à un nouveau fascisme mêlé à un féodalisme technologique. Cet oxymore associant “liberté” et “autorité” s’avère être un pléonasme, relevant ainsi l’imposture de cette liberté, qui n’en n’est pas une et n’est rien d’autre que la liberté des seigneurs sur leurs sujets.
L’émergence du libertarianisme autoritaire, qui séduit désormais les courants de droite et d'extrême droite en réaction au progressisme néolibéral des années 2000, n'est en réalité qu'un symptôme de la décomposition de l'Occident. Incapables de repenser nos structures collectives et notre rapport à la démocratie et au progrès économique, technologique et culturel, les magnats de la Tech, avec l'aval des gouvernements, sont en train de nous asservir et de prendre le contrôle de nos vies. Un jour, les multinationales du numérique pourraient connaître tous les aspects de notre existence dans les moindres détails. Seul un socialisme démocratique semble constituer une alternative viable face à ce capitalisme apocalyptique. Mais serons-nous capables de le faire émerger avant qu'il ne soit trop tard ?
Nicolas Maxime
5 février 2025
1 Expression empruntée à Jean-Claude Michéa pour désigner le libéralisme culturel de la gauche compatible avec le libéralisme économique.
2 Pierre Bourdieu, Sur l’État : Cours au Collège de France, Seuil, 2012.
3 Slobodan Quinn, Le capitalisme de l’apocalypse ou le rêve d’un monde sans démocratie, Seuil, 2025.
4 Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, La Découverte, 2020.
Je suis Nicolas Maxime, éducateur spécialisé de profession. Je suis passionné par la philosophie, l'anthropologie, l'économie et la sociologie. Ma pensée est influencée par Bernard Friot, Frédéric Lordon, Emmanuel Todd, Jean-Claude Michéa, Coralie Delaume, Alain Deneault, Naomi Klein, Robert Castel et tant d'autres.
j’apprécie le contenu de cet article que je partage sur le fond Est ce que l’Intelligence Artificielle n’est pas en train de prendre le contrôle de nos vies par le retour d’un néo servage ……
Le libéralisme progressiste et le libertarianisme autoritaire se livrent un combat de doubles. Tout à leur rivalité, ils en ont oublié, au point de le piétiner, l’objet qui est le cœur-même de leur affrontement sans merci, la liberté.