Non pour haïr ensemble mais pour aimer ensemble je suis née.

Marcel Duchamp et la religion de l’art

3 février 2025

Lucien Scubla est anthropologue, chercheur au CREA (Centre de recherches en épistémologie appliquée), spécialiste de Lévi-Strauss (Lire Lévi-Strauss, Odile Jacob, 1998) et en même temps lecteur critique de René Girard.

Les travaux de Lucien Scubla permettent donc d'adopter un point de vue panoramique sur l'anthropologie française du XXème siècle.

Au-delà des thèses défendues ou débattues, c'est peut-être ce goût du plan large qui permet de comprendre ce qui réunit le travail de René Girard et celui Lucien Scubla.

Dans le chapitre V de Lire Lévi-Strauss, joliment intitulé « Le temps de la moisson », Lucien Scubla s'en prend aux « ...puristes – cathares et autres jansénistes de la communauté scientifique – qui croient pouvoir séparer à la hache la science de la théologie ou de la philosophie, ou encore opposer radicalement la science et la poésie ».

C’est dans cet esprit de rigueur et d’ouverture que Lucien Scubla a bien voulu contribuer au dossier sur l’art paru dans Antigone N°2 par un article intitulé « Lévi-Strauss et Girard en Arcadie : une rencontre autour de Poussin ». Il nous permet aujourd’hui de prolonger la réflexion par une interprétation de l’art contemporain qu’il articule à son approche anthropologique de l’objet d’art.

Lucien Scubla a souhaité conserver à ce texte sa forme originelle de correspondance.

Benoît Girard

Lyre « Kissar », Anonyme, Ethiopie, 19e siècle, E.1768
Collections Musée de la musique / Cliché Claude Germain, 2010
Crâne humain faisant office de caisse de résonance. La calotte crânienne a été découpée et une peau a été tendue, cousue sur le pourtour de l'orifice. 2 montants en bois sont fixés derrière le crâne et un joug sur lequel sont tendues quatre cordes les relie.

13 mars 2012

Cher Monsieur,

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le texte sur Marcel Duchamp que vous m’avez signalé. Mais aussi un regard critique, ne serait-ce qu’en raison du paradoxe suivant : son caractère hagiographique tend à sacraliser la désacralisation de l’art qu’il attribue à Duchamp.

Commençons par nous mettre d’accord sur quelques vérités élémentaires.

Dans la plupart des sociétés, il n’y a pas d’objets d’art. Les objets que nous exposons dans nos musées ethnographiques, ou prétendus musées « d’arts premiers », ne sont pas des œuvres d’art proprement dites, mais des objets techniques ou rituels détachés de leur fonction originelle, et pour ainsi dire morts, comme il y a des langues mortes. En effet, pour reprendre le beau titre d’un court-métrage d’Alain Resnais, Les statues meurent aussi. Dans l’Occident chrétien lui-même, une cathédrale est d’abord un lieu de culte, un ciboire, un vase sacré, etc. C’est leur désacralisation qui les transforme en œuvres d’art.

Comment cela est-il possible ?

Tout simplement parce que chaque société possède ce que Leroi-Gourhan appelle un « style ethnique » (Le geste et la parole, tome 2), c’est-à-dire un ensemble de valeurs esthétiques spécifiques, une façon particulière de choisir, d’associer et de combiner les formes, les couleurs, les saveurs, les rythmes, etc., qui la caractérise et constitue le plus propre de son identité, comme c’est déjà le cas dans d’autres espèces animales (cf. le plumage et le chant des oiseaux, p. ex.). Tous les objets qui émanent d’une société donnée sont porteurs de son style. Ils ont des propriétés imposées par leur fonction, sans se réduire jamais à leur valeur fonctionnelle. Même lorsque celle-ci est très contraignante, elle s’accompagne toujours d’une valeur esthétique, qui lui est adhérente mais n’en dérive pas. Une faucille a une forme exigée par sa fonction, mais elle ne s’y réduit pas, et l’on distingue du premier coup d’œil une faucille serbe d’une faucille bretonne.

Le plus souvent la perception utilitaire fait obstacle à la perception esthétique des choses. Mais lorsque l’objet perçu est devenu obsolète ou se trouve artificiellement privé de son contexte et de sa fonction utilitaire, il manifeste avant tout, voire exclusivement, ses propriétés esthétiques.

C’est à ce titre que tout « ready made » est un objet d’art en puissance. Duchamp l’a parfaitement compris, mais il n’y a pas lieu de s’extasier sur cette découverte dont tout antiquaire ou tout brocanteur a déjà intuitivement conscience. D’autant plus que Duchamp et ses thuriféraires interprètent mal la chose. Ce n’est pas le « choix de l’artiste » (ou du « regardeur »), c’est le « style ethnique » dont l’artefact est le véhicule, qui fait d’un porte-bouteilles, d’une roue de bicyclette, ou même d’un urinoir, un objet d’art potentiel dès lors qu’il a perdu ou qu’on lui retire sa fonction utilitaire originelle.

Bien entendu, certains objets, parce qu’ils sont plus ouvragés que d’autres, sont plus représentatifs du style ethnique dont ils portent le sceau et dont ils sont pénétrés. Ce ne sont généralement pas des objets techniques de la vie quotidienne, mais des objets sacrés, ceux qui sont employés dans les rituels et les échanges cérémoniels. Une houe, une herminette, un arc, s’ils n’ont pas d’usage rituel, ont avant tout des propriétés fonctionnelles universelles, qu’ils partagent avec les autres houes, herminettes et arcs du monde entier. Mais la cuillère en bois utilisée dans les rites d’initiation haïda a des propriétés spécifiques et des éléments décoratifs fort élaborés qui condensent et matérialisent les traditions sociales et religieuses les plus importantes du peuple dont elle provient (cf. Leroi-Gourhan, Milieu et techniques, p. 364). Il en va de même pour nos cathédrales. Dans tous les cas, quelles que soient les fonctions des uns et des autres, il s’agit bien d’objets d’art au sens originel du terme, c’est-à-dire non pas de réalités naturelles, mais de produits spécifiques et délibérés de l’activité humaine, dotés d’une fonction économique ou religieuse, c’est-à-dire conçus comme des moyens en vue de fins qui leurs sont extérieures. Il ne s’agit pas d’œuvres d’art au sens moderne du terme, dotées seulement de finalité interne : pures prouesses techniques sans autre fin que leur réalisation même, simples supports d’un style ethnique singulier dépouillé de toute autre fonction que sa propre manifestation. En effet, « l’art pour l’art » n’est pas une modalité particulière de l’art ainsi entendu, il en constitue l’essence même.

Reste à savoir si cette prétention de l’art à se constituer comme réalité autonome peut ou non être satisfaite et s’inscrire dans la longue durée ou si, apparue très tardivement dans l’histoire de certaines sociétés, elle ne conduirait pas nécessairement au déclin et à la disparition de cela même qu’elle s’imagine promouvoir. Deux signes tendent à montrer que l’art pour l’art est un concept sans avenir. D’abord, la fuite en avant de cet art qui, en s’acharnant à répudier toute fin et à se libérer de toute norme pour déployer une créativité humaine purement gratuite, et en substituant le goût de l’innovation à celui de la beauté, en arrive très vite à basculer dans l’arbitraire et l’insignifiant. Ensuite le fait que cet art prétendument autonome et coupé de ses racines religieuses tend à devenir lui-même une religion de substitution, avec ses cérémonies et son culte, ses lieux et objets sacrés, ses martyrs et ses reliques.

Roger Caillois a décrit tout cela, il y a bien longtemps, et beaucoup mieux que je ne saurais le faire, dans un excellent article intitulé « Picasso, le liquidateur », paru dans Le Monde en 1975 et repris dans Images du labyrinthe (Gallimard, 2008). Je me permets de vous y renvoyer. Il montre que Picasso a compris la chose avant tout le monde et hâté ce processus de décomposition de l’art en se comportant moins comme un démolisseur que comme un liquidateur judiciaire d’une activité moribonde.

Duchamp lui-même a évidemment participé à cette liquidation, et a su en profiter avec intelligence et habileté. Mais, sans plus, à mon avis. Car, loin d’avoir poussé la désacralisation de l’art à son terme, il a fini par se prendre au sérieux, à regarder lui-même ses œuvres comme une sorte de trésor sacré – sa « valise » est un « musée portatif » où sont reproduites, avec un zèle de copiste médiéval, jusqu’à ses contrepèteries de carabin – et ses thuriféraires ont surenchéri en idolâtrant ces scories d’atelier comme s’il s’agissait des fragments d’un chef d’œuvre inconnu dont la reconstitution leur révèleraient les arcanes de l’univers. Son destin  fait songer à celui de Quesalid, cet apprenti chamane à l’esprit « voltairien », dont Boas puis Lévi-Strauss, ont raconté l’histoire. Après avoir observé les stratagèmes employés par son maître, il entreprit de prouver que les chamanes étaient tous des charlatans. Mais loin de démystifier ceux qu’il tenta de provoquer, il entra en rivalité avec eux, et, après avoir guéri de nombreux malades et acquis une telle réputation que son ancien maître lui-même vint le supplier de lui révéler ses secrets, il finit par se croire investi de pouvoirs magiques et doté de techniques supérieures. Or, Duchamp aussi, me semble-t-il, a fini par croire à sa propre légende.

En tout cas, il me semble ridicule d’en faire une sorte de saint laïque, de soutenir qu’il aurait fait le choix de ne pas s’engager dans des rivalités mimétiques avec d’autres artistes. La vérité est plutôt qu’il n’était pas de taille à le faire. On a pu montrer, en comparant des tableaux qui se répondent l’un à l’autre, que Picasso et Matisse ont entretenu de telles relations compétitives, faites d’admiration et d’envie mêlées. Mais ces deux-là savaient peindre et avaient du génie, alors que le talent pictural de Duchamp était médiocre. Comme un esprit lucide l’écrivait en 1953 dans le Times Literary Supplement, « l’art n’a jamais comblé Marcel Duchamp de ses faveurs » (Michel Sanouillet , Marchand du sel, 1959, p. 17).

Avait-il seulement le goût de l’art ? À ma connaissance, il ne s’intéressait qu’aux femmes et au jeu d’échecs. Comme il était séduisant et célèbre, il avait de riches protectrices qui lui permettaient de se consacrer exclusivement à ses passions. Alors qu’il a mené avec intelligence une vie de parasite, c’est faire preuve d’une générosité déplacée que de louer sa condamnation du travail et de l’argent. On pourrait tout au plus le louer pour son cynisme.

Au total, cet article, qui tend à canoniser Duchamp, participe lui-même à cette religion de l’art qui recueille la dévotion de notre société sécularisée. Comme tout l’art contemporain, comme Duchamp lui-même, malgré son agnosticisme esthétique, il montre, une fois de plus que « le sacré, c’est ce qui maîtrise l’homme d’autant plus sûrement que l’homme se croit plus capable de le maîtriser ». Cette formule de Girard est, à mes yeux, la seule qui soit ici pertinente.

Cordialement,

Lucien Scubla

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  • Comment (1)
  • Quand les cathédrales sont d’or

    La foi, attirant argent et talents, a guidé la construction de cathédrales toujours plus belles, plus grandes, plus hautes, plus lumineuses, dont Notre-Dame de Paris est le plus exemple qui soit. Une autre foi, attirant à son tour argent et talent, guide la reconstruction de Notre-Dame de Paris. La foi de naguère voulait un lieu digne du culte qui y était célébré. La foi d’aujourd’hui veut rétablir dans sa splendeur le bâtiment lui-même, devenu objet de culte pour les amoureux du patrimoine, ce nouveau clergé, et pour les touristes du monde entier, ces nouveaux pèlerins. Sa toiture et sa flèche seront donc reconstruites à l’identique, ainsi qu’on se doit de le faire pour des objets sacrés. Après la reconstruction, se superposeront alors à nouveau à Notre-Dame, comme avant l’incendie, un culte « raisonnable et non-sanglant » autour d’un morceau de pain, victime symbolique, et un culte irrationnel, inconscient, idolâtre autour de l’édifice lui-même et de ses trésors. Qu’elle est étrange cette superposition ! Qu’il est étrange qu’elle soit aussi visible et aussi peu vue !
    Tout l’argent, par centaines de millions, va au culte de l’œuvre pétrifiée. Tant d’or sera sa perte, comme toujours, comment ne pas le voir ?

    11 août 2020

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